Je chante

Je suis debout sous le petit noisetier à la lisière du bois.
Ce n’est pas l’espoir. 
La nuit bleue s’enroule dans ses brumes froides,
J’allume une bougie, 
Non,
Ce n’est pas l’espoir. 
Je chante. 

Il s’appelle Chevri, 
Nous lui avons donné ce nom
mignon et enfantin, il lui va bien,  il vient 
Manger les blettes du jardin,
Et goûter les feuilles du vieux frêne,
Il vient gracieusement comme 
Une aurore qui se lève. 
Il joue avec nos chats près de la mare, 
Dans la rosée rêveuse de l’été…
Un museau blond rencontre un museau noir,
Et derrière ma fenêtre,  en souriant 
Je chante. 

Dans la forêt il gratte les feuilles brunes
Au pied des hêtres. La lune
Descend leurs échelles pâles et soyeuses 
Pour se blottir auprès de lui.
Elle l’enveloppe d’une berceuse. C’est pour cela
Que les chevreuils, dans leur couche, n’ont jamais froid.
Ils sont venus avec leurs tronçonneuses, 
Couper et couper, les vieux arbres sont

Tombés dans un

Déchirement de branches.
Dans les grandes balafres suintantes laissées par les engins
Je cherche ses empreintes en forme de cœur. 
Le pivert chante encore. 

Je le trouve aux pluies rousses d’octobre, 
Il lèche l’herbe verte et grasse, puis 
Redresse sa tête soudain, j’écoute avec lui
Cette vie tissée 
De délices mouillés et de dangers.
Depuis mon affût je murmure

son nom

tout bas pour le rassurer. 
Chevri. Je suis là mon ami. 

Nommer c’est allumer un lien,
Un fil d’araignée léger et dansant
D’un cœur à un autre. 
Je sens parfois le sien qui bat
Au galop étoilé de l’automne et aussi
Celui, étrange et lent, des arbres,
Chacun a un nom ici.
Et je sais qu’ils entendent mon cœur à moi
Quand je chante. 

Je l’ai senti se froisser, juste après la sieste 
Ce dimanche, j’ai dit
Que j’allais marcher jusqu’au petit noisetier 
Et attendre 
Que le vent du Nord emporte cette lourdeur soudaine. 
Que tout irait bien. 
Je les ai vus de loin
Au dessus du chemin, trop près de nos maisons…
Une ligne de vestes oranges, comme 
Des drapeaux criards enfoncés dans la terre.
Laids et contents, et certains 
Que j’allais passer bien gentiment,
En baissant la tête et serrant les dents. 

Mais il y a, dans la prairie,  entre eux et moi
Cette forme  doucement courbée,
Une lune grise échouée. 
Il y a mon cœur au galop,  mon cœur terrifié,
Mes pieds qui avancent, qui savent déjà.
Chevri.
J’ai dit son nom en tombant à genoux 

Dans l’herbe. 

J’ai vu le trou
Béant à sa poitrine, et le silence

Rouge du sang tout autour. 
Ils n’existent plus les autres, ils n’ont pas 

De nom,  ils flottent
Derrière le brouillard de ma douleur. 
Nous sommes tous les deux,
Toi et moi
Et la Terre qui nous porte,
Chevri mon ami.
Je trace sur ton front
Une rune de protection 
Et je chante pour toi
En pleurant. 

Ils attendent au-delà des larmes, 
Laids et gênés et certains 
Que je vais partir bien gentiment,
En te laissant là.

Je reste, où pourrais-je aller maintenant dis-moi.
Ils vont venir, 
Chevri mon ami, et je ne pourrai rien faire quand
Ils te ramasseront comme un tas de viande,
Et te marqueront du bracelet 
Qu’ils ont chèrement acheté. 
Ils diront que tu es à eux, en serrant
Fermement la ficelle autour de tes pattes

Délicates, 
Tes pattes d’argent qui semaient des cœurs enchantés 
Dans la fraîche forêt d’été.

Je ne pourrai rien faire mais ils devront l’entendre, 
Mon chant rouge et puissant,
Ma tristesse sauvage,
Mon cri de furie, ma colère,
Car ma voix maintenant est celle de la terre,

à laquelle aucun salaud n’échappe.
Elle poursuit les fantômes jusqu’à leurs 4×4 
Garés si près de nos maisons. 
Dedans ils ont jeté le petit corps,
La lune souillée,  la vie prise sans respect.

La mort donnée sans prière. 
Ils fuient, leurs pauvres fusils entre les jambes. Je hurle, ils se hâtent, ils essaient de répondre, ils disent que ce n’est pas chez moi ici, mais il n’y a plus de place pour leurs mots imbéciles. Il n’y a plus personne pour écouter.  Il n’y a plus personne pour avoir peur. J’ai disparu sous ma douleur, et je crie la chanson de la terre où mes pieds sont plantés.  Je suis chez moi. Ma terre est celle où je pleure. Et elle maudit leur laideur. Ils sont des voleurs, avec leurs droits injustes, leurs bracelets de mort et leurs comptes truqués. Car c’était le dernier, celui-ci, le dernier brocard de ce coin de forêt saccagé, tous les autres ont déjà été tués. Qui vont-ils tirer la prochaine fois, la petite voisine de huit ans avec ses jolies couettes? notre chien? Que vont-ils prendre puisqu’il n’y a plus rien? Avec quelle autre vie vont-ils jouer, là à cent mètres de nos maisons? Car c’est un jeu n’est-ce pas? Un loisir pour des fantômes qui ne savent plus être des humains. Je crie encore et encore, ils s’éloignent. Mes mots dansent dans la fumée de leurs gaz d’échappement.  Adieu Chevri. 

Je marche jusqu’au petit noisetier à la lisière du bois. 
La nuit est venue,  je ne veux pas 

Retourner chez moi. 
Je me tiens debout, avec tout le courage 
Que la Terre a soufflé en moi.
La Terre dévastée. 
Ce n’est pas l’espoir. 
J’allume la petite bougie, 
Elle mêle sa danse dorée au deuil bleu de la nuit.
J’entends venir les premières chauve-souris. 
Ce n’est pas l’espoir.  C’est comme 
La mère qui berce son enfant mourant,
La biche qui lèche le cadavre de son petit. 
Je n’ai plus d’espoir. 
Juste de l’amour. 
Cela suffit peut-être…
La lune gibbeuse passe dans le ciel comme

Une errante en chemise déchirée.
Je chante.
La chanson de Chevri.