Pourtant les violettes s’ouvrent dans la prairie mouillée. Les crocus fanent à côté, pâles et souriants. Pissenlits et plantains, un peu plus loin, dressent bravement la tête au milieu des herbes jaunies de la saison passée. Je reviens du torrent, j’ai encore la chanson de l’eau dans la tête, comme ces refrains qui s’attardent et qu’on fredonne sans même y penser.
Et cette autre musique, sombre et obstinée, le requiem d’un monde trébuché, la brûlure du monde, je n’ai même pas besoin d’écouter les informations pour la sentir, je l’ai plongée à l’onde fraîche du ruisseau, mais elle gémit encore, lancinante sous la peau.
Pourtant ma marche est tranquille, et la terre
Infiniment douce sous le pied.
Le soleil arrange tendrement son nid derrière les cimes d’arbres
Et se berce en frissons dorés.
Et puis
Juste là sous mon pas
Dans ce creux de prairie
Un lièvre a laissé quelques poils accrochés à l’herbe
Elle semble plus verte au mystère de son passage.
J’aime cette manière de deviner les animaux sauvages, sans les voir. Sans la crainte de les effrayer ni l’envie de les retenir. Ils ne sont plus des visions qui s’éloignent et qu’on croit avoir rêvées. Je les sens finalement plus réels et plus proches dans les poils, plumes, empreintes que je trouve, dans les coulées frottées de leurs odeurs, dans les crottes luisantes qui racontent leur repas et un peu de leur histoire. Et je peux prendre le temps de les rencontrer.
La petite touffe de poils, dans ma paume de main ouverte, est toute légère. Je la regarde longuement, la bourre blanche et cotonneuse, douce comme un duvet d’oisillon. Et les longs poils sombres, avec juste cette touche délicate d’ambre vers le haut, pas tout à fait au bout, une égratignure de soleil qui s’allume comme un enchantement.
Il s’est couché dans les plis de l’aube
Peut-être
A-t-il vu, lui aussi, le fin croissant de la lune d’hier
Elle cligne malicieusement de l’oeil
Et l’étoile du berger
Sagement assise à côté. Peut-être
Fait-il osciller, très lentement, ses longues oreilles pointées
Aux murmures infimes de la nuit.
Elles attrapent des sons que j’ignore,
Le frottement d’un insecte sur un brin d’herbe,
Le battement de la terre sous le pas du chevreuil, le gémissement
D’une feuille morte enlacée par le vent.
Le souffle des ailes de la chouette juste avant
Qu’elle fonde sur sa proie.
Si j’étais là, entendrais-tu
Mes yeux qui se ferment
Et mon cœur qui bat ?
Il s’est gratté sous les étoiles
Peut-être
Et s’est endormi ici, sans faire de manière.
Le lièvre n’a pas de maison,
Ni terrier, ni tanière, ni fissure rassurante, ni même
Le réconfort d’un autre où se blottir.
Il dort nu comme un mendiant, la terre est son berceau, et le ciel silencieux
Son unique gardien.
Il n’a que son corps pour refuge, vivant et chaud et alerte, sous les poils sombres.
Je me demande comment c’est
Cette vie de vagabond, et s’il a peur
Comme mon monde quand
Ses remparts s’écroulent
Quand ses innombrables assurances ne lui servent plus à rien
Quand il chancelle et réalise qu’il ne peut pas tout contrôler.
Je m’assois dans l’herbe mouillée
Où il s’est couché, je n’ai pas besoin de fermer les yeux
Pour sentir ce qu’est la vulnérabilité.
Elle va avec la vie, mais parfois je l’oublie.
Parfois je me cramponne à des rubans légers, à des promesses sans racines, et je voudrais
Tellement, tellement
Que quelqu’un me jure que tout ira bien.
Le chant des oiseaux ce soir est un vertige limpide
Et ne fait aucun serment.
Le soleil rabat sa capuche sur ses lèvres serrées
Puis disparaît, l’herbe a trempé mes cuisses.
Je frissonne doucement. Tout peut arriver. C’est la vie
Incertaine et sauvage.
Pourtant
Le lièvre a dormi dans la prairie.