Archives par mot-clé : Hauts Plateaux du Vercors

Quatre saisons en Vercors

 

Qu’il fait bon vivre ici, sur cette île de calcaire, parmi les mers de brume… Par-delà les blessures du monde et la folie des humains, la nature reste un baume de guérison.

Voici notre dernière sélection d’images sur le Vercors, cette terre qui nous abrite depuis plus de 14 ans maintenant! Nous vous offrons ce voyage merveilleux et enivrant aux quatre saisons des Hauts-Plateaux. Des hivers austères et silencieux, aux étés radieux et exubérants, des printemps bénis par l’ail des ours et les cris des pics noirs, aux automnes d’or fiévreux et de brames mouillés. D’averses rageuses, en pleines lunes douces, de nuits bénies d’étoiles, en fééries de champignons, que l’on regarde vers le ciel ou vers la terre, que l’on se tourne vers le Nord ou le Sud, l’Ouest ou l’Est… chaque pas posé sur ces plateaux est une bénédiction. 

Nous dédions ces images à la terre ancienne et sacrée du Vercors, aux montagnes farouches et aux forêts qui gardent les mémoires du monde, aux animaux sauvages dont nous croisons le chemin avec émerveillement et humilité,  aux humains qui oeuvrent pour la protection de cette nature et parlent pour elle.

 

La magie de la neige

Marcher sur le ciel, au milieu des étoiles. Connaître le velours grave de leur chant d’hiver. Il fait beau, le soleil étale voluptueusement ses fourrures d’ambre sur le monde. Marcher, les yeux éblouis de froid, l’esprit lentement lavé à chaque pas. Je ne sens plus le bout de mon nez, je ne sens plus l’étoffe lourde des inquiétudes. Ni la morsure aveugle des hommes. Juste la terre blanche qui clignote en glissant sous les skis, comme un poisson malicieux dans la paume de main, une écume dérobée. Marcher sur la mer, un peu…

Il a neigé, et neigé encore. Sur le ventre rond du Plateau, le ciel a fini par se coucher, blême et fatigué. Je l’ai regardé s’endormir. Les hommes sont rentrés chez eux. Et ce matin, avec leurs pelles et leurs tracteurs, ils ôtent la neige, pressés de retrouver leurs tristes repères, leurs routes droites, leurs trottoirs lisses, leurs boulots monotones. Ils n’ont jamais le temps. Ils n’entendent plus la chanson de la neige. Je suis partie à pieds de la maison, j’aime ça, ne plus reconnaître les chemins, j’aime quand tout est délicieusement enseveli. Je suis seule avec le soleil revenu et je marche au milieu des étoiles. Qu’y a-t-il de plus important ?

Maintenant je ferme à demi les yeux pour mieux voir, à travers la frange fraîche des cils d’enfance, le nouveau jour qui m’est donné. Comme quand on était gamins, tu te souviens ? Et l’univers était un vieux mage au rire croustillant, il versait sur nous ses trésors, ses paillettes, ses promesses scintillantes. Plisse les yeux toi aussi veux-tu, juste un peu, juste un moment, cesse d’être si sérieux… Viens cueillir avec moi les diamants qui crépitent aux frissons des clairières ! Allons faire quelques glissades sur la poudreuse et le silence, des boules de neige lancées sous les vieux hêtres qui ruissellent, nos bouches grandes ouvertes et nos cheveux ébouriffés dans l’air limpide et miroitant. Puis courrons dans la neige, nos empreintes mêlées joyeusement. Allez, viens, juste un peu… La vie est vite passée, et la poudreuse est si légère. Marchons, dansons, skions, en traçant des sillons d’argent. Regardons naître sous nos pieds le long trait d’amour qui fait rire les étoiles.

Automne 2020, brame du cerf et alchimie

 

Etre photographe, c’est s’intéresser aussi au sens profond de cet art qu’on a fait sien. Savoir pourquoi on fait les choses, la plupart du temps cela aide à mieux les faire! Par certains côtés, la photographie est une forme de témoignage, une manière d’attraper un instant éphémère, d’en fixer la réalité et l’intensité. L’instant passe, mais l’image reste et parle. Elle est la gardienne de nos mémoires et de nos moments de vie. L’éclaircie qui perce la brume, les premiers sourires de notre enfant, et aussi la douleur de la guerre, ou celle d’une forêt en flammes. Mais la photographie est plus que cela: c’est une forme de créativité, et créer c’est transformer le réel, notre regard a ce pouvoir là. Et il suffit de regarder les photos des uns et des autres en stage, les différentes restitutions du même moment que nous avons tous partagé, pour voir que chaque image est un acte de création. 

Parfois c’est facile, la lumière est une bénédiction, le paysage est harmonieux, il n’y a qu’à appuyer sur le déclencheur, et hop! Mais parfois… La météo n’est pas ce que nous espérions, il y a cette clôture qui vient tout gâcher, ou l’animal qu’on attend depuis des heures et qui ne sort pas là où on l’espérait. C’est là que la photo peut devenir alchimie, transformer l’obstacle en opportunité, la déception en tremplin de l’imagination, et le plomb en or.

Lors de notre dernier stage photo en octobre, nous avons eu une invitée surprise, à laquelle nous n’avions pas envoyé de bulletin d’inscription: la tempête Alex! Pour être honnêtes, on a eu beaucoup de mal à s’extirper de notre lit le samedi matin, le vent avait sifflé toute la nuit à nos fenêtres, et la pluie tambouriné, et il faisait froid, et zut, et zut! Mais nos stagiaires nous attendaient, pleins d’espoir après avoir vu de magnifiques images sur le Vercors en automne, et on est parti tous ensemble vaille que vaille dans le vent hurlant et la pluie battante. 

Ce ne fut pas toujours simple, on a eu froid parfois, on a dû revoir le programme prévu, s’adapter, inventer, garder la foi et le sourire. Et l’alchimie s’est produite, le soleil qui perce, les nuages qui roulent sur les crêtes, la beauté sauvage du vent dans les arbres, la forêt qui se révèle, nappée de brumes et de mystères. De l’or! Notre or d’alchimiste issu des jours de plombs! Et en prime pour nous, des rencontres fortes avec des personnes passionnantes, des flots de chaleur humaine et de bonne humeur, nous sommes revenus heureux et reboostés pour des semaines! 

Nous vous invitons à une balade émerveillée sur ces trésors d’automne: retrouvez les images du stage et une sélection de nos photos de septembre et octobre sur le Vercors, dans la galerie ci-dessous. 

 

Comme font les biches…

Je me suis couchée là, dans les feuilles d’automne,

Lovée en boule au milieu du taillis de hêtres,

Je me suis couchée comme font les biches,

Le sol lentement gratté, l’odeur de la terre,

Cette couche vivante où des êtres microscopiques, secrètement,

Recréent le monde,

Au pied du vieux sorbier qui ensanglante le ciel.

Je lui ai demandé de veiller sur moi – ainsi font les biches –

Mais n’ai pas eu le temps d’entendre sa réponse.

Je me suis laissée descendre comme une goutte de pluie

Dans ce creux ourlé d’ombre

Aux lèvres blondes de la clairière. Parfois

J’ai envie de bâtir des murailles de pierre

Alors qu’il suffit

D’un fourré léger et tranquille, où les mouches,

En noires armures, tournent.

J’ai dormi, confiante et vulnérable,

Comme font les biches.

J’ai goûté leur sommeil aux bras bruns de la terre.

Je les ai suivies à la lisière des mondes,

Tissant mes rêves au cri du pic noir,

Au parfum de l’humus, aux soubresauts

Du soleil de dix heures.

J’ai tiré sur moi la couverture des feuilles tintantes,

Des faînes poilues et du vent de septembre.

Je n’ai pas eu froid. Je n’ai pas eu peur, même quand

La terre a tremblé sous le sanglier.

Un lièvre, dans un cercle à côté s’est couché.

J’ai deviné les herbes sifflées aux flancs âcres du renard.

Et cru entendre le loup gris qui vit ici

Me regarder de ses yeux de silence.

Juste quand j’allais me réveiller, le pigeon ramier a murmuré

Sa berceuse rassurante

Prends ton temps je suis là, prends ton temps ça ira.

Alors

J’ai glissé ma main dans le drap doux des feuilles,

Bougé un peu dans ma couche chantante

Comme font les biches,

Et, doucement,

Commencé à lécher

Le sang de mes plaies.

La sagesse des sauterelles

La première heure, je la passe avec les sauterelles. Elles viennent, curieuses et légères, sur la couverture que j’ai étendue là, à la lisière de la clairière de Malatra. Elles grimpent sur mes mains. J’aime le pas des sauterelles. Ce n’est pas la caresse frissonnante et pressée des fourmis, c’est un peu plus rugueux, un peu plus saccadé, cela prend son temps, avec tout de même un brin d’appréhension. Dis-moi, as-tu déjà senti le baiser d’une sauterelle ? Ce pincement qui fait sursauter, mais qui n’est pas la douleur encore, et je bouge ma main soudain, quand elle colle sa bouche étrange à ma peau. La voici qui s’envole affolée, je me confonds en excuses et je ris. C’est bon de rire, ça faisait longtemps je crois.

Les sauterelles d’ici ne sont pas farouches et pardonnent facilement. Elles reviennent sur le doigt plein de promesses que je leur tends, je les laisse m’explorer. Parfois je m’assoupis, bercée par la chanson du vent dans les feuilles et les derniers brames rauques des cerfs fatigués. Les cerfs… je les ai espérés, tapie dans l’ombre de l’affût, des jours durant, aux petits matins frileux, aux soirs de mélancolie rose. J’ai attendu, humble mendiante de leur passage rayonnant, grisée de leurs parfums âcres, tous mes sens aiguisés comme une douleur. Ils sont venus parfois, quelques secondes offertes, une pièce d’ or jetée à mon épuisement. Et le reste du temps, juste la chute assourdissante de chaque feuille brune que j’entends se détacher de l’arbre et frapper le sol comme une explosion. Et aussi le vent du Nord dans l’herbe fanée des clairières. Je l’aime bien, le vent du Nord. Il n’est pas lunatique comme celui du Sud, il souffle sa fraîcheur raisonnable sur mes brûlures d’espoir.

Avec les sauterelles, il n’y a rien à espérer. C’est reposant. Elles ne cessent pas leur exploration, et je me demande comment c’est ma peau, sous leurs pattes sèches et leurs yeux étranges. J’aime bien les questions qui ne servent à rien vois-tu. Et le temps qui passe. Et le vent qui souffle.

J’ai sorti mon carnet, elles sont toujours là. J’aide celle-ci, toute verte, à grimper sur mon stylo, et nous écrivons ensemble le délicieux vide d’ici. Des ombres dansent sur les troncs des hêtres. J’aime le gris-bleu de leur écorce mangée de lichens. J’aime être là et ne rien faire. Et bâiller. Et sentir cette larme au creux de mon œil, surprise de retrouver la vie. La paresse est mal vue en ces temps affairés, elle ralentit la sacro-sainte croissance. Chacun se doit d’être efficace et vaque, bien sérieusement, à ses occupations. On pianote, on répond aux mails, aux ordres, au téléphone, on avale les rêves qu’on nous vend, et les pilules pour dormir. Je sais bien tout cela, mais je me laisse avoir, encore, parfois. Ne surtout pas passer pour un parasite. Dis-moi, les sauterelles sont-elles des parasites ? Elles flânent depuis plus d’une heure sur ma main, et, en frottant leurs ailes de dentelle, elles font rimer paresse avec

caresse

sagesse

tendresse

et aussi fesses !

Mais c’est juste pour entendre mon rire, encore, encore, rebondir aux troncs bleus des hêtres, encore, encore jusqu’aux princes enroués cachés dans la forêt.

la cascade et le saule

La cascade et le saule

 

J’ai traversé la forêt sèche, aux silences suffoqués. As-tu vu les feuilles brunes ?

Les entends-tu tomber 

Sur le chemin comme du papier froissé ?

Ce serait beau, ces feuilles, si c’était l’automne.

On est à peine au milieu de l’été.

Les gens boivent à la terrasse ombragée du café.

Ainsi font les hommes

Tandis que les arbres lentement meurent.

Et que les sources tarissent. As-tu déjà entendu le dernier souffle d’une source ?

La dernière note, définitive, d’un requiem…

Dans les maisons des riches et les bureaux on monte la clim,

Les centrales nucléaires tournent à plein régime

Et recrachent leurs eaux brûlantes

Aux rivières épuisées où flottent des poissons gris

Dont personne ne se soucie.

Et, partout, les usines font bouillir la planète

Continuant, inlassablement, d’envoyer leur haleine

Bruyante au firmament.

Mes yeux piquent, je suis allée à la cascade.

Elle laisse couler, encore,

Sur son grand ventre de mousse verte

Un sillon blanc d’espoir écumant.

Le saule d’argent qui la garde

Enfonce ses racines souples dans la roche.

Des libellules tatouent des spirales bleues sur le ciel tremblant de la canicule.

Tout est beau, tellement,

Que je me suis mise à pleurer.

J’ai mis mes mains dans l’eau glacée

Fait une prière pour que la pluie arrive

Et pour que mon cœur ne devienne pas sec,

Je n’aime pas ces fissures de colère

Qui grandissent là, les sens-tu toi aussi ?

Une prière au saule, pour qu’il m’apprenne à danser

Avec ce monde brûlant, ce monde aveugle,

Qui mène sa gigue endiablée

Dans les feuilles mortes de l’été

Et s’offre une dernière bière au bord du précipice.

Une prière aux libellules bleues

Pour qu’elles rattrapent ma joie envolée

Ma foi trébuchée.

Dis-moi, toi qui écoute, les aurais-tu

Par hasard

Croisées ?

la naissance des faons

Le mois de juin arrive, il est temps pour nous de quitter le monde des hommes pour retrouver la forêt enchantée où les faons viennent tout juste de naître. Voici le récit d’un des précieux instants trouvés au fond des bois….

La bonne fée

Dans la forêt enchantée, aux premiers jours de juin, les faons naissent entre les cuisses veloutées des biches. Ils glissent doucement dans l’herbe grasse des clairières, mouillés et surpris. La Terre est leur berceau, la grive musicienne chante au-dessus. Et les mouches déjà ronronnent.

J’attends leur venue, roulée dans l’aube frileuse, ou blottie au tronc d’un vieux hêtre. Immobile, silencieuse. Et patiente. La vie prend son temps pour grandir ici, et la hâte n’a pas sa place. Les heures fondent aux branches dansantes des arbres, la lumière du matin arrive comme un miracle. Dans l’immense forêt sauvage, je sais que quelque part un faon est en train de naître. Léché tendrement par sa mère. Je sais, et cela me suffit. Je le verrai peut-être passer un peu plus tard, rêveur et maladroit, aux flancs de la biche aux aguets. Ou peut-être pas. Qu’importe. Nous partageons pour quelques jours le parfum âpre de la forêt, les ronds blonds que le soleil jette à travers les feuilles et qui tremblent sur la mousse. Nous partageons le vent et la caresse argentée des averses. La douceur blanche des aspérules et le cri du pic noir quand il fait glisser sur les arbres son voile de mélancolie. Nous partageons ce petit morceau de vie fragile et lumineuse.

Tapie dans l’ombre, je pose lentement une main sur la Terre et je murmure tout bas une bénédiction. Que la vie, petit être, te soit douce et facile. Que la forêt te garde en sécurité. Que ton herbe soit verte et nourrissante et que les fusils se détournent de toi et des tiens. Je viens pour cela et pour rien d’autre, ces quelques mots confiés au vent tiède du mois de juin. Ma prière de bienvenue. Et quand une biche passe avec son faon éclaboussé de rosée, je me penche à peine, derrière le frou-frou vert des feuilles, et je souris sans qu’ils me voient. Comme la bonne fée sur le berceau d’une princesse.

Dans la brume des Hauts-Plateaux

En souvenir d’un merveilleux moment partagé dans la brume…

Dans la brume des Hauts-Plateaux, je te regarde lentement renaître.

Il y a la terre bousculée de pierres blanches, ce calcaire rond qui réveille ton pas, fait chanter ton chemin. Biensûr tu ne sais pas où tu vas mais qu’importe ! Tu t’enfonces avec la légèreté de ceux qui ont tout laissé derrière eux. Des épicéas fantomatiques surgissent de la blancheur voilée, certains radieux comme des sapins de Noël, d’autres frêles et boiteux, et tu reconnais chacun d’eux. Ceux-là qui se serrent en silhouettes tendrement mêlées, ceux-là qui vont seuls, penchés sous le vent, leurs branches flottant comme une longue traîne après leur tronc tordu. Oui, tu les reconnais. Ils te sont mille fois plus familiers que ta vie.

Il y a les pelouses sèches où les blanches renoncules sont comme des étoiles éparpillées, des étoiles tremblantes, fragiles à l’infini, et tu reconnais cela aussi n’est-ce pas, leur petite tige bravement courbée et la fleur grande ouverte. Je te regarde. Il y a une larme égarée sur ta joue, une seule larme, et déjà le vent qui souffle doucement dessus. Le vent des Hauts-Plateaux. Tu retrouves la mélodie très ancienne, la mélodie d’avant. Devant toi, dans le brouillard épais, une petite fille marche en chantonnant, ou bien est-ce la flûte d’un oiseau ? Elle tient par la bride une ânesse qui avance à côté d’elle. Et c’est tellement beau l’âne solide qui va sagement à côté de l’enfant minuscule. Elle se retourne et te sourit. Et biensûr tu la reconnais.

Les heures passent, les heures longues des Hauts-Plateaux, il y a les genévriers aux griffes d’argent, qui attrapent des perles de rosée puis les laissent tomber à tes pieds. Tu marches au milieu d’eux comme une reine, tu ralentis pour mieux respirer leur parfum précieux, et tu sais que tu garderas cela, que ce sera ta lumière pour les autres nuits à venir, le parfum gris bleu des genévriers.

Tu te laisses conduire jusqu’à la grande plaine qui t’offre ses courbes fleuries, un cerf passe sans un bruit. La brume soulève un peu le bas de sa robe de soie. Tu t’arrêtes un instant. Tu regardes cette étrange route qui a été ta vie, les petits bonheurs, les petits renoncements. La légèreté perdue au fil des années, les rêves abandonnés, l’amour émietté. Tout ce silence, comme un couvercle sur ta gorge. Cette route-la, tu ne la reconnais plus. Tu la regardes. Tu ne lui en veux pas car au fond c’est elle qui t’a menée ici, tout près du battement de la terre. Mais tout de même elle n’est pas très jolie, avec ses tristes détours, avec ses ornières creusées d’ombres… Et peut-être que ton coeur se déchire un peu, un bout d’étoffe trop tendue qui s’ouvre. Qui s’ouvre et laisse entrer le vent des Hauts-Plateaux, la blancheur des fleurs, le murmure des vieux épicéas, l’insouciance des chants d’oiseaux. Et toute la lumière de ta vie nouvelle.

Tu respires un bon coup, et je te regarde quand tu tournes la tête vers le chemin à venir, tu es tellement forte même si tu ne le sais plus. Tu ajustes ton bonnet sur ta tête. Il y a ce sourire dans tes yeux. Et au bout de la brume, la petite fille qui t’attend avec son âne tranquille.

Instant précieux

2017-cerf-velours-3309

Ce matin, bien avant les hommes, tu suis le chemin silencieux, frotté de l’odeur des biches. Le frisson de la clairière par-delà les feuilles et, plus tard, la caresse du premier soleil sur l’herbe douce.

Tu as appuyé ton dos contre un frêne moussu. Et tu restes assis là, dans le souffle des arbres, la vague ondulante et tiède qui glisse sur la forêt et vient lécher ton visage. Il y a du vent ce matin, il glisse sur les herbes dans un frôlement de robe longue, les branches soupirent, les hêtres s’effleurent en murmures pailletés. A travers les éclaboussures de lumière, un petit bout de ciel parfois. Tu es assis, tes pensées vont et viennent, légères, dans la brise. Tu as le temps. Tu regardes le soleil se poser sur chaque feuille, délicatement, puis la quitter dans un souffle de papillon. Oui, chaque feuille, et tu voudrais garder chacune, celle-ci toute ronde et douce, celle-là cousue de trous en fragile dentelle. Et la fougère docilement courbée. Tu voudrais les garder toutes, comme si c’était la dernière fois. Le dernier matin… Et c’est bon de te dire cela, que rien ne sera toujours là, que demain peut-être va savoir… comme ce moustique que tu envoies valser si facilement d’un revers de ta main.

Alors tu ne perds rien de cette minute, son parfum de feuilles sèches, l’étrange velouté de son silence soudain, et jusqu’à sa douleur dans ton dos à force de rester ainsi plié sous le toit murmurant de la forêt. Tu prends tout, joyeusement.

Puis il y a ce léger tremblement du sol, étrange impression de le sentir dans ta colonne, tandis que tes muscles se raidissent et que tu te coules un peu plus le long du frêne, aux aguets. Tu n’es plus qu’attente, et tu ne sais plus si ce bruit sourd qui cogne, c’est un pas de bête ou le tambour de ton coeur… Voici deux cerfs qui avancent, tranquilles dans le soleil. Ils sont si près que tu peux entendre les nuées de mouches noires qui les suivent, et les crissements de l’herbe lavée de rosée, qu’ils arrachent et mâchent en remuant leurs oreilles. Ton corps se relâche, tu les regardes passer entre les troncs. Une seconde de plus et ils ont disparu.

Tu prends cela encore, tu cueilles le vide étrange qu’ils ont laissé après eux. Et cela aussi c’est bon. Tout aimer et ne rien retenir… Le matin finit d’éclore. Il ne reste plus que le vent du sud, tiède et doux, couché sur la clairière.

Histoire de faon

Un faon de chevreuil et sa maman dans les herbes, une belle histoire qu’on a envie de partager. C’est notre petit cadeau du week-end 🙂

Au milieu de la forêt, il y a une petite clairière isolée, loin des chemins et bordée de longs hêtres droits, de buissons d’aubépines, d’érables champêtres et de prunelliers. J’aime la traverser le matin, quand les marguerites tendent leurs corolles blanches au frais soleil et se dressent doucement sous le vent. Ce matin encore je m’y trempe les pieds, et laisse courir mon regard sur le fouillis joyeux de lumière et de fleurs.

2017_06_faon-2614

Et là, caché parmi les hautes herbes, je le trouve, enroulé autour du plumetis de son pelage, avec ses grandes oreilles immobiles, son museau humide et ses longs cils recourbés. Adorable et délicat. Minuscule au milieu de la prairie, tellement minuscule ! Et vulnérable… Soudain la clairière est immense, les herbes trop fines et fragiles, les dangers trop nombreux, le monde des hommes trop proche. Je sais que je ne peux pas rester là, malgré l’envie qui me tient de me pencher sur lui et de le rassurer, de me rassurer… Il faut partir, vite, ne pas écraser la pauvre muraille d’herbe qui le protège, ne pas effrayer sa mère qui n’est pas loin, et qui bientôt viendra le nourrir. Ne pas attirer l’attention sur lui. Je fais trois photos. Dans son oeil grand ouvert, je vois le ciel bleu et pur de ce matin de juin, et toute la promesse de la vie qui l’attend peut-être… Et je passe mon chemin.

2017_06_faon-2609

Après lui, la forêt est plus belle encore, vibrante et tendre, mon coeur déborde de gratitude. La journée passe, je le sais là, immobile dans son écrin de verdure, bercé par la chanson des grillons, et je me surprends plusieurs fois à prier l’herbe de bien l’entourer.

En fin de journée, j’y retourne avec Matt pour un affût. Nous nous installons à bonne distance, dans les fourrés denses qui bordent la clairière, et nous attendons silencieusement. Est-il toujours là ? Sa mère viendra-t-elle ? Nous la devinons à deux reprises sous les hêtres, de l’autre côté de la prairie, mais elle ne sort pas de l’ombre. Les heures passent, le soleil descend, la cloche de l’église au loin sonne 8 heures, et je commence à me dire qu’elle attendra la nuit pour sortir voir son petit. Mais non, la voici enfin, qui avance tranquillement en arrachant des touffes d’herbe longue. Elle s’arrête parfois et tend l’oreille, puis reprend sa lente errance au milieu des graminées. Vision onirique de cette chevrette à travers les feuilles qui nous cachent et qui viennent l’auréoler de lumière.

2017_06_faon-2634

Le faon est là je le sais, même si on ne parvient pas à le voir. Peut-être entend-il le pas de sa mère qui crisse doucement autour de son berceau de verdure ? Peut-être a-t-il fermé les yeux, rassuré par les bruits familiers déjà de la nature qui l’entoure. C’est ainsi que je veux l’imaginer ce soir, endormi et serein, alors que sa mère cueille les longues tiges gorgées de nutriments, et que la force de vie passe ainsi d’un être à un autre.

Nous y retournerons peut-être dans quelques jours, avec l’espoir de le voir gambader dans la jolie clairière aux marguerites. Mais pour le moment il est temps de les laisser tranquilles tous les deux. Ne pas prendre le risque de les inquiéter en venant trop souvent. Ne pas marquer les lieux de cette odeur humaine qui provoque la terreur, et qui pour eux est liée au danger et à la mort. Juste les savoir là nous suffit. Si proches et si lointains à la fois. Nous revenons avec le cadeau de ces quelques images, et le bonheur d’avoir partagé ce petit morceau de leur vie. En retrouvant notre maison, avec ses murs de bois blond qui nous protègent du vent et de la pluie, notre maison si douillette et chaleureuse, cocon de lumière dorée dans la nuit, je garde au bord des lèvres ma fervente prière aux herbes de la clairière… Qu’elles poussent, longues et épaisses autour du faon caché, et se penchent sur lui comme des centaines de bonnes fées…