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Commencer l’année

Et si on la commençait tout en douceur, en ralentissant un peu le rythme, en revenant aux choses simples? 🙂

 

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Sur le fil des crêtes, nous marchons. Lente montée baignée du soleil de fin de journée. Les paysages défilent. Sous les pieds il y a parfois la douceur d’une fine couche de neige, et parfois la terre dure veinée de racines. Nous sommes dans chaque pas. Nous ne parlons pas. C’est comme un accord tacite cette absence de mots, un cadeau que nous nous faisons l’un à l’autre, pour nous permettre de mieux revenir.
Je marche. Au milieu du silence j’écoute résonner la ronde folle de mes pensées. Continuer à avancer, les laisser courir au bord du vide, comme des chevaux emballés, des enfants turbulents, je sais qu’elles finiront par s’arrêter, se poser dans l’ immensité qui se déroule ici. Juste les laisser.
Marcher encore. Des oiseaux s’envolent devant nous en gerbes d’argent bruissantes. Au loin la mer de nuages lèche doucement les flancs des montagnes. Le soleil descend, le corps chauffe, je sens les muscles de mes cuisses gorgés de sang qui se contractent au rythme régulier de mon pas. Bientôt il n’y a plus que cela, la merveilleuse machine des jambes qui avancent tandis que l’esprit se vide. Nous y sommes.

Le soleil descend encore, vient s’étouffer dans le velours moelleux des nuages bas. Nous déposons les sacs à dos pour préparer le feu. C’est pour cela que nous sommes montés ici: éclairer la longue nuit d’hiver à la lueur des flammes. J’aime cela, préparer le feu. Chaque geste est un abandon simple à la vie. Matt quitte la crête et s’enfonce dans la forêt à la recherche de bois mort. Bientôt j’entends le ronron régulier de sa scie qui flotte par-dessus la cime des arbres. Je prépare le cercle de pierres, les dispose une à une, leur contact glacé tandis que le ciel devient rose. Puis je vais chercher le petit bois sous un grand épicéa. Il m’offre des dizaines de fines branches sèches, qui se cassent dès que mes mains les effleurent. Elles brûleront facilement.
Nous faisons des petits tas de bois, amoureusement ordonnés. Gestes précis et lents. Loin de la précipitation de ces dernières semaines où il fallait tout faire très vite. Je goûte cette lenteur presque sacrée, le soleil s’enfonce dans l’horizon cotonneux zébré de rose et d’or.

Matt allume le feu, les premiers crépitements, la tension dans le corps, et le parfum troublant de la résine. Les flammes montent vite, le bois est bien sec après ces jours sans pluie. Le vent du nord s’est levé, glacial, mais nous sentons déjà le souffle chaud qui palpite dans l’aube.
Des braises s’envolent, dansent dans le vent, joyeuses petites lucioles orangées. Nous suivons du regard leur vol enchanteur. Ne pas parler. Laisser le feu grandir dans le silence. A travers la fumée, la mer de crêtes se brouille et se met à onduler doucement. Matt verse le thé dans les tasses. La nuit vient, toute bleue. Elle enveloppe les arbres et resserre ses bras d’ombre autour de nous. La première étoile, entre deux gorgées de thé brûlant. Les lumières des villages de la vallée s’allument au loin. Puis, au milieu de l’immensité radieuse, le cri d’un renard. Il approche et semble tourner autour de nous. Ce n’est pas un chant mélodieux, mais une sorte de gémissement aigu qui gratte la nuit, se frotte aux dernières lueurs et fait vibrer les crêtes de sa force sauvage. C’est beau. Nous écoutons, recueillis, silencieux, simplement heureux d’être là. Que demander de plus à la longue nuit d’hiver. Nous avons le feu, les étoiles et les cris mystérieux du renard qui s’enfonce dans l’ombre. La lueur des flammes caresse le visage de mon homme, fait chanter sa barbe de reflets roux. Nous avons dû échanger une dizaine de phrases au fil de ces heures étirées. Tellement proches pourtant. Tellement bien. La tête sur son épaule, je regarde le feu s’éteindre et l’année commencer doucement.

Chroniques de la forêt enchantée 3

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Cette nuit
dans la forêt noyée de lune
je marche sur le chemin oublié.
La terre
est douce sous les pieds,
je sens chacune de ses courbes,
chaque branche qui craque,
et la brisure gémissante des feuilles sèches.
Je marche lentement, mes mains
frôlent des rideaux d’ombre,
velours ondulants de la nuit d’été.
L’air est tiède, je ne pense à rien,
mon coeur bat au bout de mes doigts,
et j’avance sans attente,
les yeux ouverts sur le noir immense.
J’avance à pas minuscules et fragiles
au hasard des lueurs qui coulent entre les troncs.
C’est bon et doux cette marche dans la nuit,
dans la ronde berceuse des arbres argentés,
c’est bon et mystérieux.
La lune cligne derrière les feuilles,
la terre tremble du galop de la biche,
tout près,
je ralentis encore, j’écoute.
L’odeur grave et profonde de l’humus
monte en lourdes spirales d’ombre
et s’enroule autour de mon pas.
Les voix d’hommes depuis longtemps se sont tues, j’écoute
mon coeur dans la nuit,
le chant de la forêt.

Chroniques de la forêt enchantée 2

La suite de ces chroniques, récits de nos jours alanguis, loin de la civilisation, au coeur d’une forêt d’altitude du Vercors…

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S’éveiller au son des gouttes qui tombent sur le toit de la tente, la houle du vent va et vient, loin au-dessus. Berceuse du petit matin. Tirer doucement la fermeture de la moustiquaire pour ouvrir, comme on découvre un cadeau. Toujours couchée dans le sac de couchage, je sens d’abord la fraicheur de l’air, caresse sur les bras nus. Puis la lumière douce dans les yeux mi-clos, et la vision des troncs des hêtres léchés de brume. La mélodie marbrée de leur écorce pâle, les feuilles qui frémissent, comme c’est beau! A la lisière du sommeil, le corps chaud de mon amoureux blotti derrière moi, je laisse entrer la magie de ce nouveau jour. Réveil enlacé au parfum de pluie.

Plus tard… Le soleil a percé la brume et il fait danser des feuilles d’ombre sur les troncs, des feuilles dorées sur la toile du tarp, des feuilles soupirantes sur la peau à l’heure de la sieste. Le temps glisse. Nous nous aimons dans le souffle des arbres.

Puis, à la fin du jour, nous montons sur l’alpage. Nous gorger de lumière et d’espace. Les nuages ivres courent sur la lande, le soleil met de l’or dans les hautes herbes et dans les yeux radieux de mon homme, le monde est simple. Clarté infinie des plateaux ouverts. Nous croisons le regard délicieux d’un renardeau curieux avant de redescendre vers notre camp caché, dans l’obscurité de la forêt.
Là, c’est comme entrer dans un autre monde. En passant la lisière, je sens ma poitrine se serrer. Je regrette la lumière des sommets… Nous marchons en silence sous le murmure des arbres. C’est presque la nuit ici, une nuit étrange, inquiétante. Je ne reconnais plus le refuge tendre qui nous abritait tout à l’heure. Que sommes-nous venus faire là, dans ce lieu humide, froid, peuplé d’ombres mouvantes?… Un regard à Matt, comme un appel, mais son sourire décourageant d’homme des bois laisse ma question en suspens. Je le laisse préparer le repas du soir et me réfugie dans mon carnet, dans la lumière des mots…

Quand nous sommes arrivés sur ce plateau du Vercors, il y a bientôt dix ans, c’est toujours les sommets, les crêtes, la clarté des alpages que nous recherchions. C’est là que nous plantions la tente, sous la voûte immense des étoiles, et, inlassablement nous nous saoulions d’espace. La forêt, elle n’était là que pour être traversée, elle apportait son ombre fraîche entre deux chemins écrasés de soleil, elle était le répit à la violence des vents d’hiver, l’entracte poétique au milieu des grandioses jeux de lumière des plateaux. Jamais le but de nos sorties. Qui peut être assez fou pour décider de s’installer au coeur d’une sombre hêtraie? La forêt n’est-elle pas le refuge des maudits, des sorcières, des exclus de toutes sortes et des ogres endormis? Monde obscur peuplé de fantômes… C’est là que les voyageurs se perdent et que les petits enfants se font abandonner. Dans l’imaginaire des hommes elle reste l’inquiétant royaume des bêtes et des anciens dieux.
Alors oui, on préfère la traverser en sifflotant, par une belle journée d’été, et on évite de s’y attarder les jours de brouillard et les nuits de pleine lune… Pourtant…
Pourtant je sens confusément, depuis de longs mois, comme un appel vers les profondeurs secrètes de la forêt. Un besoin irrésistible de m’y attarder. De m’y enfoncer. Comme s’il y avait quelque chose à trouver ici, dans l’ombre ondulante des arbres. Par-delà les vieilles peurs et les récits tremblants de l’enfance. L’intuition que c’est ici, dans ce monde enchevêtré de bois vivant et mort, de racines tortueuses et de feuilles fragiles, de troncs caressés par les siècles, de grouillements d’insectes et de chants insouciants d’oiseaux, dans cet ultime refuge de la faune sauvage éternellement évité par les hommes, qu’il faut venir se poser. S’interroger. Descendre dans les profondeurs silencieuses de la forêt vers le secret du monde.

Je descends. Je laisse glisser les émotions des contes oubliés, les anciennes peurs diluées dans mes gènes. Je descends tout au fond. Silencieuse intériorité, berceau de l’âme sagement gardé par les vieux hêtres. Laisser aller la crainte et marcher dans la forêt vibrante. Les dernières lueurs du jour frémissent à travers les feuilles. Sous mes pieds la terre vit. Avancer en confiance et abandonner le reste. Je descends. Tout au fond d’elle. Au fond de moi. Loin. Il fait nuit, les branches craquent et l’imagination s’envole, chaque pas fait surgir un nouveau fantôme. Le regarder avec douceur et curiosité, comme ces minuscules bestioles qui vivent sous les feuilles mortes. Et le laisser s’évanouir. Je descends, les sens en éveil, le coeur ouvert. Dans la nuit de la forêt. Le berceau de nos âmes.

Chroniques de la forêt enchantée 1

Récit photo d’un voyage immobile et sensoriel au coeur d’une forêt du Vercors…

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JOUR 1. Le bout du monde est ici.

Sur les hautes herbes courbées, l’ombre des nuages danse. La dernière clairière et ses éclats dorés. Nous la longeons en silence, lentement. Au rythme des escargots que la pluie de cette nuit a éparpillés sur le petit sentier. Celui-ci s’estompe peu à peu, devient coulée d’animal. Jusqu’à disparaître. Plus de chemin…

Puis c’est la forêt, ancienne, mystérieuse, ondulante sous le vent, la forêt familière et toujours étrange. Nous nous arrêtons. L’écorce mouillée des hêtres, le cuivre pourrissant des feuilles de l’année passée, le parfum du bois mort. C’est ici. Une forêt d’altitude au milieu du désert du plateau. Loin des derniers villages, loin des hommes. Au bout du monde… A quoi bon parcourir la moitié de la terre, ce que nous cherchons est là, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de notre maison. Quelques heures de marche. C’est ici.

Il suffit de planter la tente sous les arbres, de sortir le réchaud. Faire bouillir l’eau pour le thé. Et laisser le temps glisser sur la canopée frémissante. Le miracle finit par se produire, toujours. Ne rien faire, surtout ne rien faire. Regarder les heures s’étirer, infiniment longues sous les vieux hêtres. Voilà ce que nous sommes venus faire ici. Rien d’autre. Que nous faut-il de plus?

Le parfum du thé aux épices se mêle à celui des feuilles tombées. Deux biches passent en lisière, l’éclat roux de leur pelage à travers les troncs. Nous nous sourions dans la limpidité de cet instant précieux. Nous y sommes. Le bout du monde est ici.

Bivouac sous la pleine lune

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Sous la lune ronde nous marchons. Nos raquettes froissent le silence. Sous nos pieds, la lumière, irréelle, semble naître de la neige. Nos ombres bleues s’allongent et glissent sur le Plateau pâle figé par le froid. Le froid… Sentir son souffle sur le visage.
De temps en temps nous rencontrons la silhouette fantomatique d’un hêtre isolé, qui enroule ses branches vers le ciel. S’appuyer un instant contre lui, la tête abandonnée sur la courbe de son tronc rugueux. Puis repartir en gardant sa force sereine.
Tout est calme, nous nous taisons. Le temps s’engourdit. Ne plus penser à rien.
Nous marchons au fil des empreintes de lièvre ou de renard, leurs sillons s’entrecroisent en signes mystérieux que nous suivons jusqu’au vallon tranquille.

Là, dans la nuit saupoudrée d’étoiles, le tipi luit, minuscule luciole entourée par le corps ondulant du bois d’épicéas. Et le monde tout autour. Immense. Retrouver le parfum du feu, sa fumée monte comme une prière vers la lune. Notre prière… Que vouloir de plus que ce que nous avons? Tout est là.
Loin, très loin, dans une autre existence qui ne semble plus la nôtre, des centaines d’objets s’entassent et nous attendent. Ils sont censés nous simplifier la vie. Ils nous la font oublier. Ne plus oublier. Que tout est là.

Attraper ta main chaude en avançant vers la lumière dorée du tipi et, juste avant d’entrer, goûter une dernière fois l’air glacé dans la gorge. Et le bleu de la nuit.

 

Beneath the starry silence, shadows retreat, helpless to resist the advancing full moon. A pale eerie light rises from the snow-covered plateau. Twisted streching shadows of a projected beech branch intertwine with a meandering fox trail. Brief sketches of animal and plant life jotted down on winter’s ephemeral white sheet.

A bluish smokey column streams upwards from our glowing tipi, contrasting sharply with the dark outline of our spruce backdrop.

We step into the tent where waves of heat wash over us to the rythmn of the flaming logs. Back to basics. Warmth, shelter, food and sharing each other’s company. This is what we find in this winter wilderness. Life is simple here. And it is real

Strech out our numbed fingers to the glowing stove.
Drift into the intermittant sleep of outdoor nights.
Awaken to the noisy flight of a crow beating his wings
safe in the knowledge his prey will not flee.
And open the tent to a new day.
Should we stay?

Solstice d’été

 

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C’est le solstice d’été.
Dans les herbes le soleil,
nonchalant,
traîne
comme un pianiste égaré.
On a planté la tente
sous la longue et lourde branche
d’un vieux hêtre tortueux.
Elle tremble sous le vent,
vénérable vulnérable,
mais résiste quand
ma fille aux cheveux emmêlés grimpe sur elle,
s’entortille et l’enlace et se couche sur elle
en l’appelant grand-mère.
On les laisse,
l’enfant sauvage et l’arbre sage,
pour traverser la clairière
et s’allonger dans le parfum doré
des graminées.
Le vent souffle sur elles
sa chanson endiablée
et le reste
enfin
se tait.
Dans la forêt les dernières perles de lumière
ruissellent
sur les feuilles tremblotantes des hêtres
la mousse des troncs les cheveux blonds
de notre enfant,
ruissellent et s’évanouissent
comme un enchantement.
Puis près de la tente,
sous la vieille branche noueuse,
les gestes simples et familiers,
les gestes lents et sages du repas qu’on prépare,
tandis que le réchaud siffle et chasse
le froid des premières ombres,
tandis que,
dans la clarté irréelle de la clairière abandonnée,
les biches une à une avancent
inquiètes et farouches,
sauvagement belles.
Elles partagent avec nous le vent,
le sucre crissant de l’herbe d’été,
partagent avec nous la terre,
la tiédeur douce et mouillée de la terre,
où les racines du vieux hêtre creusent
et s’enfoncent et se ramifient
avec une lenteur infinie,
juste là sous la tente
où notre fille, dans nos bras, s’est endormie.