Mon homme des tourbières… Le nom m’est venu tandis que je le suivais sur la lande de cuivre, mon pas bousculé de bosses et de creux, de flaques et de pierres. Il s’est retourné pour me sourire, les rayons du soleil dansaient dans sa barbe. Elle a la couleur d’ici, des fils roux et bruns, des nuances de gris et d’or mêlées, qui miroitent doucement sous le vent rugueux. J’ai aimé son sourire sur la lande. Et cette façon qu’il a d’y glisser, avalant aisément les kilomètres avec ses jambes solides et souples. Oui, il est d’ici. Définitivement d’ici comme on dit dans sa langue.
Il a vu les cerfs avant moi bien sûr, m’alertant par cette tension soudaine dans son corps. En une demie seconde le voici accroupi derrière un rocher, fondu dans la bruyère, invisible et radieux. Les cerfs mangeaient paisiblement, c’est à peine s’ils levaient la tête, de temps à autre, pour surveiller les alentours. Peu d’êtres humains viennent jusqu’ici, la lande amère est aux bêtes, à elles seules. Elle est leur royaume intact et secret. Et nous autres bipèdes, nous devons tomber à genoux pour partager avec elles un peu de cette éternité acide et mystérieuse.
Lorsque je suis blottie, moi aussi, derrière la grosse pierre, je cueille avec tous mes sens les miracles discrets de la tourbière : son parfum étrange tissé de lente décomposition, ses herbes graciles et patinées, ses dentelles de lichens, ses mousses noires, veloutées comme des nuits étoilées. On croirait des fourrures déposées là par ces créatures de légendes, ces êtres mi-animaux mi-humains qui, dans les histoires d’ici, abandonnent leur peau de bête et vont danser sous la lune, ou bien faire l’amour au creux d’une montagne. Des humains parfois les surprennent et les regardent en silence.
Il m’a montré tout à l’heure, mon homme des tourbières, tandis que nous traversions un chaos d’énormes roches, l’un de ces abris dont parlent les contes : une couche de mousse douce sous un bloc renversé. Il a passé ses doigts sur la mousse et j’ai glissé les miens dans le feu enchevêtré de sa barbe. J’ai cru sentir, tout autour de nous, mêlés aux bruyères tordues et aux plis noirs de la roche, des regards. Coupants comme des poignards.
Ils nous ont laissé passer. Nous avons marché sur les sentes fines tracées par les biches, car il n’y a pas assez d’hommes qui passent ici pour faire des chemins. Et les biches connaissent leur royaume, ses trésors et ses traîtrises, il n’y a pas de meilleurs guides qu’elles. Dans un vallon doré et abrité du vent, nous avons vu boire les silencieuses gardiennes, leurs cous gracieux courbés vers le ruisseau, leurs oreilles poudrées de rayons. Et les frissons dans leur fourrure. Nous les avons vu vivre. Nous avons écouté avec elles la chanson légère de l’eau. Le soleil faisait éclore, à sa surface, des étoiles tremblantes que les biches soulevaient de leurs langues. Les mêmes étoiles palpitaient aux yeux de mon homme.
Quand les biches eurent fini de boire et furent parties, il s’est couché à côté du ruisseau, sur l’herbe rase du vallon. Il a reposé ses longues jambes faites pour courir ces terres âpres, tissées de pièges et de miracles, brûlées de vent et noyées d’eau. Les couleurs des montagnes chantaient dans sa barbe. La lande amère est aux bêtes. A elles seules. Et aussi à celui-ci qui est mi-homme, mi-bête, et qui est né de ces terres âpres. Mon homme des tourbières.