Marécages

 

Chaque matin je traverse

La forêt qui

dans ses plis d’ombre

couve des lueurs de mousse verte.

Chaque matin, l’odeur vivante des champignons. Les longs pins se cambrent

Parmi les chênes verts comme

des danseuses au-dessus d’un orchestre.

Chaque matin le même sentier

plein de détours puis

les trois troncs tombés

sur le chemin qui rejoint

la Vieille Mère du Marais.

 

Elle attend immobile et calme entre

La forêt bruissante, les hanches blondes des dunes,

Et la rumeur de l’océan.

Dans ce creux du monde elle attend

depuis mille matins.

Et chaque matin je viens m’asseoir ici,

étourdie de silence. Je la laisse faire

ce qu’elle sait faire.

Je laisse le marais salé,

de ses doigts gris de vieille femme,

raccommoder  mon cœur,

petit point après petit point.

Elle coud lentement tandis que le soleil

se lève sur ses cheveux d’argent.

Elle tisse la chanson des oiseaux des bois

à celle des oiseaux des mers. Je ne connais pas

de plus beau canevas que celui-là :

la grive musicienne mêlée au goéland,

le merle doux aux oies sauvages,

le cliquetis minuscule de la vase avec

le bleu de la mer au loin.

Je ne bouge pas, j’écoute

la Vieille Mère du Marais

repriser méticuleusement

mon cœur

petit point après petit point. Et parfois

pour la distraire un peu je chante

tout bas, ou bien je lui dis un poème,

une prière émerveillée, et nous tissons ensemble

le nouveau matin.

Nous tissons tandis que

les marées montent et descendent,

très doucement, sur les mains sévères et ridées

du marais salé.

 

Ce matin j’ai pris avec moi

un recueil de Mary Oliver

qui raconte un millier de matins, comme celui-ci,

précieux et uniques. J’ai lu un des poèmes

à la Vieille Mère, je crois

que cela lui a plu.

Elle a levé bien haut dans le soleil

mon cœur étrangement tissé

de fils colorés.

J’y ai retrouvé

tous les miracles cueillis là :

le rouge rouillé des salicornes et le parfum des immortelles,

le sable doux sous mon pas lent,

le vent salé, la brume, les empreintes des bêtes, le lever de la lune.

Et les deux petits pins,

fragiles et braves,

qui gardent le sanctuaire.

La vieille a dit, qu’en penses-tu ?

Je ne crois pas que ça ira, ai-je menti,

il me faudra encore au moins mille matins

comme celui-ci. Elle a souri.

Puis elle a pris

un fil d’araignée couvert de rosée,

et s’est remise à coudre.

Je la laisse faire

ce qu’elle sait faire.

Les oiseaux chantent.

 

Pendant ce temps, loin d’ici, mais est-ce si loin vraiment ?

monte une marée sombre.

A des milliers de kilomètres de ce matin tranquille et tendre

un fou jette des milliers de bombes

sur des milliers d’innocents.

Combien de matins

faudra-t-il pour guérir ceux-là?

Combien de mains silencieuses et patientes

pour raccommoder le monde

petit point après petit point ?