La longue caravane s’étire sur le plateau désert. Nous marchons dans la chaleur implacable de juillet, quinze hommes et femmes, et au milieu de nous les ânes, et le rythme berçant de leur pas sur la terre.
Nous marchons, les heures glissent sur nous, les paysages défilent. Ils nous éloignent, pas après pas, de la turbulente civilisation. Nous éloignent des brumes quotidiennes. Nous éloignent des urgences jamais assouvies. Ici, tout en haut, nous sommes plus près du soleil, et même la nuit est lumineuse. Nous marchons dans cette clarté joyeuse, tout est simple maintenant, chaque instant vibre d’une force éclatante.
Ensemble, nous réapprenons les gestes ancestraux, aller chercher l’eau à la source, préparer le repas, monter le camp pour le soir, bâter et débâter les ânes. Ici, sous l’éternité des montagnes, chacun trouve doucement sa place, et faire la vaisselle est une leçon de sagesse et d’amour. Il suffit d’être là, ensemble, quinze hommes et femmes, sur le plateau immense et sauvage.
Le soleil descend lentement, les tentes sont montées pour la nuit, nous partageons le repas du soir, assis en rond dans le parfum de l’herbe qui se mêle à celui des épices. Après le silence recueilli des premières bouchées, viennent les paroles joyeuses et les sourires complices, les bribes de vie qui se dévoilent, pudiques, au détour d’une question, les mots que Vincent nous fait piocher et qui parlent étrangement à chacun: naissance, simplicité, sincérité, fraternité… Tous les âges sont là autour du festin nomade, et les garçons de 17 ans font ruisseler leurs rires sur les blagues de l’homme aux 67 printemps.
Puis, quand les graminées s’embrasent dans les derniers rayons, quand nos chevelures et nos yeux frémissent d’éclats dorés, on se lève pour le soleil couchant, l’aube sacrée. Nos vies suspendues à ce morceau d’éternité, nous photographions religieusement jusqu’à ce que le dernier tremblement de lumière disparaisse sous l’horizon. Après, couchés sous les étoiles, nous apprivoisons la nuit… Comme elle est belle, la nuit silencieuse de la Réserve des Hauts-Plateaux! Comme il est doux le manteau blanc de la voie lactée au-dessus de nos têtes!
Nous dormons peu, qu’importe.
Car il y a les matins, les pieds nus dans la rosée, devant le pâle mauve du ciel, il y a le café pris devant le tipi, la suave amertume du café quand la première lumière vient caresser les yeux engourdis. Il y a les fleurs parées de gouttes d’eau, le monde féerique et scintillant des fleurs. Il y a la naissance miraculeuse d’un nouveau jour derrière les montagnes. Le vent dans les herbes et les ombres des nuages qui glissent sur la plaine de la Queyrie.
Le soleil monte et nous accomplissons les mêmes gestes, précis et lumineux, les gestes qui font vivre. Et la marche toujours, le rythme régulier de la marche, les muscles des jambes qui s’éveillent dans la poussière du chemin. Les mouches tournent autour des ânes et, derrière le sombre bourdonnement, le murmure de nos vies se raconte. Quelques bribes de nos histoires, nos rêves et nos tragédies, nos petits bonheurs et nos grands projets. Fugaces éclats de lumière sous la chaleur torride. Quinze hommes et femmes, quinze histoires qui se déroulent sur l’herbe sèche des Hauts-Plateaux. Se déroulent lentement au rythme des ânes.
Les aubes se suivent, chacune est un miracle. Miracle aussi le vol majestueux des vautours qui descendent vers nous, le galop farouche du jeune cerf qui traverse l’alpage, les silhouettes des bouquetins sur la crête, ombres glissantes du dernier soir. Miracle les tapis de fleurs sous nos pas, les edelweiss au milieu desquels nous plantons les tentes, le parfum pétillant du fenouil sauvage qui monte de la terre. Miracle la source, l’eau lente de la source qui apprend la patience et rapproche les hommes, qui laisse glisser les heures, fraîches et limpides. Quinze hommes et femmes puisant l’eau de la source…
Nous avons bu chacun de ces instants de vie, surpris de cette joie simple et évidente. Combien d’entre nous croyaient l’avoir perdue? Et la voici maintenant, précieuse, mystérieuse. La voici bouleversante. Rayonnante sous le soleil d’été. Même quand il te faut revenir vers le monde agité. Même devant les laides constructions, le parking irréel et tremblant de chaleur, l’odeur du goudron. Même dans la voiture qui t’emporte loin d’ici, les mains sur le volant et cette étrange détresse dans la gorge.
La voici avec toi. Au creux de toi encore, espace immense de liberté et de douceur. Au fond de toi, silence lumineux et serein balayé par le vent sec et parfumé des Hauts-Plateaux. Dans chacune de tes cellules, dans la lumière sauvage de tes yeux. Un battement lent, régulier et joyeux. Le pas des ânes. Avec toi. Toujours.