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Renards du Vercors

Histoires tressées….

 

L’as-tu senti toi aussi le parfum de l’achillée ? Cela remonte avec l’odeur de la terre de juillet, dès que le soleil descend derrière les hêtres. Cela arrive avec les premiers moustiques, c’est comme un relâchement soudain, comme un soupir. Lentement, je quitte l’ombre ciselée et crissante.

L’as-tu entendu le murmure froissé des fougères ? Je glisse là, dans les tunnels que mon passage a dessinés jour après jour. Il y a tant de chemins que vous ignorez, vous autres… tant d’histoires que vous n’entendez pas… Mais tu es venue t’asseoir sous les arbres. Tu es venue pour apprendre. Tu laisses les moustiques te piquer en remerciant les parfums du soir. Tu es venue les autres soirs aussi, te tenir debout sous cet arbre double que tu appelles les Mariés. Je t’ai écoutée quand tu leur parlais tout bas. Il y a tant de choses qu’on entend, à l’abri des fougères… On y apprend tous les noms, épelés par ceux qui passent, tendrement épelés dans le silence. C’est un joli nom, les Mariés…
 
Tu attends et tu offres un peu de ton sang aux moustiques. Il faut toujours offrir quelque chose vois-tu. Tes Mariés offrent des merises. Elles tombent dans un son étouffé au milieu des achillées, leur chair savoureuse s’ouvre et j’avale les fruits mûrs l’un après l’autre. Je zigzague en me goinfrant avec délectation sous ton arbre double. Pour moi, son nom n’est pas les Mariés, je l’appelle Mère de l’été, je l’appelle Joie-Jus sucré, je l’appelle Toit Nourissant, il y a tant d’histoires pour un seul arbre de la forêt. Tant de dons ! Et j’offre moi aussi tu sais… J’emporte ses noyaux dans mon ventre, et je les sème au gré de mes chemins de fougères, pour que d’autres merisiers grandissent. Un jour peut-être, quelqu’un comme toi leur parlera tout bas…
 
L’as-tu entendu l’homme au chien qui est passé un peu plus loin ? Je l’ai perçu bien avant toi, et tu te demandes pourquoi je n’ai pas fui tout de suite. Mes oreilles savent mieux que les tiennes, elles me disent que j’ai encore le temps pour quelques merises. Puis je déguerpis en un éclair, mais je ne vais pas loin, je me tapis dans mes tunnels secrets, tout près de toi. L’homme au chien passe, nous l’écoutons ensemble, tu te blottis un peu plus sous les feuilles qui t’abritent, tes sens en alerte. Ils ne te voient pas. Tu souris, car tu te sens un peu renard n’est-ce pas ? Collée contre le tapis de feuilles mortes, tu es invisible et vivante. Maintenant tu commences à entendre les histoires.
 
 
Tu te remémores des bribes de celle de ma mère. Vos regards croisés à l’automne dernier, alors que tu étais assise sous le petit noisetier, à la lisière de la forêt. La pointe blanche de sa queue qui disparaît en clignotant dans les fourrés. Tu es venue ensuite, de temps à autre, déposer des offrandes dans un creux de racine, des petits animaux morts que tu avais trouvés, des os de poulet. Elle laissait une crotte à côté, ou une empreinte dans la neige, car il faut toujours offrir quelque chose en retour, et ainsi tu savais qu’elle était toujours vivante. Cela te suffisait. Tu n’as jamais cherché à la voir. J’ai goûté tes offrandes, cela tu l’ignorais. Je les ai savourées quand je grandissais dans le ventre chaud de la renarde, avec mon frère. Oui, tu commences à comprendre cette histoire…
 
Les minutes passent, gorgées de bruits et d’odeurs, tu attends, vais-je ressortir ? L’homme et son chien sont partis depuis longtemps. Tu te dandines d’une fesse à une autre. Ta tête se remplit de questions. La mienne est encore pleine du goût des merises, même si mon ventre grogne. Les sauterelles versent leurs violons brûlants sur la prairie. Les oiseaux se taisent. Ce n’est pas encore le moment. D’autres vont venir.
Regarde, les voilà. Le père a une voix enjouée, son gamin est perché sur ses épaules, ils rient tous les deux. Ils marchent jusqu’à notre arbre. Ils lui parlent eux aussi. Ils ne l’appellent pas Joie-Jus sucré, ils ne l’appellent pas les Mariés. L’adulte dit ; « Salut, Arbre aux oiseaux, cela fait longtemps que nous ne sommes pas venus. » Puis il dépose son enfant par terre, et les petits pieds foulent la blancheur des achillées, en font remonter le parfum doux amer. Le père touche le tronc double, il explique que ce sont deux espèces d’arbres différentes, le gamin lève la tête vers les feuilles emmêlées tout là-haut, frêne et merisier. Tu n’en reviens pas d’entendre d’autres humains parler à cet arbre, nommer cet arbre, aimer cet arbre. Je te l’ai dit, il y a tant d’histoires. Les arbres en savent encore plus que moi…
 
 
Ils sont repartis avec leurs voix joyeuses. Ils n’ont pas vu les merises déposées dans l’herbe comme des perles rouges et scintillantes. Ce n’est pas un trésor pour eux. Tu restes assise tandis que les moustiques s’offrent un banquet grinçant. Tu restes car tu sais que je vais revenir. Tu connais le trésor caché ici. Toi et moi ce soir, nous partageons un minuscule morceau d’histoire.
L’as-tu entendu mon pas léger de renardeau quand j’ai quitté à nouveau l’ombre des fougères ? As-tu senti mon odeur te frôler ? J’ai retrouvé les blanches achillées et les perles rouges, et je cours de droite à gauche sous l’arbre aux mille noms. Je bondis, je virevolte, mon ventre se remplit de vie, je m’assieds pour me gratter, j’avance à nouveau aux aguets, une patte suspendue, ton cœur accroché à ma patte, tes yeux vrillés aux lueurs d’ombre de ma fourrure. Je te tiens en haleine, c’est ainsi avec toutes les bonnes histoires n’est-ce pas ? Je t’emmène de bonds en rebondissements.
Puis je m’arrête. Je te regarde. Cela tu ne t’y attendais pas. Assis près de tes Mariés, tranquille dans les derniers rayons, je t’offre ce regard-là, infiniment paisible, je te l’offre longuement, comme un merci, que tu n’oublieras jamais. Dans la nuit qui approche, nous le racontons tous les deux, chacun à notre manière : Il faut toujours offrir quelque chose.
 

la cascade et le saule

La cascade et le saule

 

J’ai traversé la forêt sèche, aux silences suffoqués. As-tu vu les feuilles brunes ?

Les entends-tu tomber 

Sur le chemin comme du papier froissé ?

Ce serait beau, ces feuilles, si c’était l’automne.

On est à peine au milieu de l’été.

Les gens boivent à la terrasse ombragée du café.

Ainsi font les hommes

Tandis que les arbres lentement meurent.

Et que les sources tarissent. As-tu déjà entendu le dernier souffle d’une source ?

La dernière note, définitive, d’un requiem…

Dans les maisons des riches et les bureaux on monte la clim,

Les centrales nucléaires tournent à plein régime

Et recrachent leurs eaux brûlantes

Aux rivières épuisées où flottent des poissons gris

Dont personne ne se soucie.

Et, partout, les usines font bouillir la planète

Continuant, inlassablement, d’envoyer leur haleine

Bruyante au firmament.

Mes yeux piquent, je suis allée à la cascade.

Elle laisse couler, encore,

Sur son grand ventre de mousse verte

Un sillon blanc d’espoir écumant.

Le saule d’argent qui la garde

Enfonce ses racines souples dans la roche.

Des libellules tatouent des spirales bleues sur le ciel tremblant de la canicule.

Tout est beau, tellement,

Que je me suis mise à pleurer.

J’ai mis mes mains dans l’eau glacée

Fait une prière pour que la pluie arrive

Et pour que mon cœur ne devienne pas sec,

Je n’aime pas ces fissures de colère

Qui grandissent là, les sens-tu toi aussi ?

Une prière au saule, pour qu’il m’apprenne à danser

Avec ce monde brûlant, ce monde aveugle,

Qui mène sa gigue endiablée

Dans les feuilles mortes de l’été

Et s’offre une dernière bière au bord du précipice.

Une prière aux libellules bleues

Pour qu’elles rattrapent ma joie envolée

Ma foi trébuchée.

Dis-moi, toi qui écoute, les aurais-tu

Par hasard

Croisées ?

la naissance des faons

Le mois de juin arrive, il est temps pour nous de quitter le monde des hommes pour retrouver la forêt enchantée où les faons viennent tout juste de naître. Voici le récit d’un des précieux instants trouvés au fond des bois….

La bonne fée

Dans la forêt enchantée, aux premiers jours de juin, les faons naissent entre les cuisses veloutées des biches. Ils glissent doucement dans l’herbe grasse des clairières, mouillés et surpris. La Terre est leur berceau, la grive musicienne chante au-dessus. Et les mouches déjà ronronnent.

J’attends leur venue, roulée dans l’aube frileuse, ou blottie au tronc d’un vieux hêtre. Immobile, silencieuse. Et patiente. La vie prend son temps pour grandir ici, et la hâte n’a pas sa place. Les heures fondent aux branches dansantes des arbres, la lumière du matin arrive comme un miracle. Dans l’immense forêt sauvage, je sais que quelque part un faon est en train de naître. Léché tendrement par sa mère. Je sais, et cela me suffit. Je le verrai peut-être passer un peu plus tard, rêveur et maladroit, aux flancs de la biche aux aguets. Ou peut-être pas. Qu’importe. Nous partageons pour quelques jours le parfum âpre de la forêt, les ronds blonds que le soleil jette à travers les feuilles et qui tremblent sur la mousse. Nous partageons le vent et la caresse argentée des averses. La douceur blanche des aspérules et le cri du pic noir quand il fait glisser sur les arbres son voile de mélancolie. Nous partageons ce petit morceau de vie fragile et lumineuse.

Tapie dans l’ombre, je pose lentement une main sur la Terre et je murmure tout bas une bénédiction. Que la vie, petit être, te soit douce et facile. Que la forêt te garde en sécurité. Que ton herbe soit verte et nourrissante et que les fusils se détournent de toi et des tiens. Je viens pour cela et pour rien d’autre, ces quelques mots confiés au vent tiède du mois de juin. Ma prière de bienvenue. Et quand une biche passe avec son faon éclaboussé de rosée, je me penche à peine, derrière le frou-frou vert des feuilles, et je souris sans qu’ils me voient. Comme la bonne fée sur le berceau d’une princesse.

Solstice d’été

 

forêt-4

C’est le solstice d’été.
Dans les herbes le soleil,
nonchalant,
traîne
comme un pianiste égaré.
On a planté la tente
sous la longue et lourde branche
d’un vieux hêtre tortueux.
Elle tremble sous le vent,
vénérable vulnérable,
mais résiste quand
ma fille aux cheveux emmêlés grimpe sur elle,
s’entortille et l’enlace et se couche sur elle
en l’appelant grand-mère.
On les laisse,
l’enfant sauvage et l’arbre sage,
pour traverser la clairière
et s’allonger dans le parfum doré
des graminées.
Le vent souffle sur elles
sa chanson endiablée
et le reste
enfin
se tait.
Dans la forêt les dernières perles de lumière
ruissellent
sur les feuilles tremblotantes des hêtres
la mousse des troncs les cheveux blonds
de notre enfant,
ruissellent et s’évanouissent
comme un enchantement.
Puis près de la tente,
sous la vieille branche noueuse,
les gestes simples et familiers,
les gestes lents et sages du repas qu’on prépare,
tandis que le réchaud siffle et chasse
le froid des premières ombres,
tandis que,
dans la clarté irréelle de la clairière abandonnée,
les biches une à une avancent
inquiètes et farouches,
sauvagement belles.
Elles partagent avec nous le vent,
le sucre crissant de l’herbe d’été,
partagent avec nous la terre,
la tiédeur douce et mouillée de la terre,
où les racines du vieux hêtre creusent
et s’enfoncent et se ramifient
avec une lenteur infinie,
juste là sous la tente
où notre fille, dans nos bras, s’est endormie.