Dans l’aube brune de ce matin d’hiver, vous vous êtes croisés. Lui venait de laisser ses rêves de la nuit, il avait les yeux encore gonflés de sommeil. Et toi… Tu étais penché sur la neige. Tu as levé la tête et l’as regardé longuement. L’or de ton regard dans le matin hésitant. Le frisson sur sa nuque. C’est bien toi. Tu restes là, à côté de la proie qui gît à tes côtés. Vas-tu prendre la fuite ? Non. Tu recules un peu puis te roules dans la neige comme un chien fou, poudre blanche mêlée d’éclairs fauves, il te regarde, incrédule. Dans le silence, son coeur qui cogne fait un bruit de tonnerre.
Dans l’aube brune de ce matin d’hiver, il a croisé un loup.
Deux heures plus tard, je suis sur le lieu qu’il m’a indiqué par SMS. Je n’ai aucun mal à trouver l’animal que tu as tué, les corbeaux sont déjà sur place. Leurs cris déchirent le vallon gris. J’avance lentement, attentive à chaque pas, cherchant tes traces, prête à recueillir l’histoire que la neige va raconter. Ce n’est pas un conte de fées peuplé de monstres sanguinaires, mais la simple et brute histoire de la vie. Je croise ta piste, très vite. Elle sort de buissons où la neige, toute tassée, est couverte de poils. Est-ce toi qui est resté tapi ici, à guetter dans l’ombre le pas léger du chevreuil ?
Je suis le chemin de ta chasse, ta foulée qui s’allonge, puis ces trois bonds dans la neige. Immenses. Ton ombre fend la nuit, il n’a même pas le temps de t’entendre arriver, tu es sur lui. Eclaboussures de poils et de neige. Seule sur la grande plaine, je me sens toute petite. Vous vous débattez, votre course de quelques mètres saute par-dessus le ruisseau. C’est là qu’il abandonne. Tu cherches sa gorge, tout est très rapide. Deux taches rouges sur le blanc immaculé. Son coeur s’est arrêté, le mien se serre.
Tu l’as traîné ensuite sur une dizaine de mètres, tu cherchais sûrement un coin plus abrité. Tes empreintes se mêlent à un étrange enchevêtrement de poils et de sang. Nous y voici. C’est une chevrette. Le cou rejeté en arrière, toute délicate. Ses pattes fines et longues sont raides, ce sont elles qui la piègent dans l’hiver enneigé. Ses intestins sont répandus tout autour. Elle n’a plus d’oeil, les corbeaux sont déjà venus. La mort n’est jamais belle. Mais elle peut avoir du sens. Ce matin, elle écrit dans la neige le caractère sacré de la vie.
Il n’y a personne pour m’observer, et même toi tu es parti depuis longtemps. Alors je plante mon regard dans son oeil vide, je laisse mes larmes monter, et je lui souhaite un bon voyage, paisible et tranquille. Si voyage il y a… Sa vie coule maintenant dans tes veines. C’est l’histoire que raconte la neige.
J’essaie de laisser de côté mes émotions et examine la carcasse. A part la tête, les pattes et les viscères, tout a été consommé. Depuis combien de jours n’avais-tu rien mangé ? Combien de kilomètres avais-tu parcourus, le ventre vide, affaibli par la faim et le froid ? Cette chevrette, c’était une mort pour une vie… Je comprends mieux tes roulades joyeuses dans la neige. A quelques mètres du cadavre, tu as déposé la panse, intacte. Je reconnais cette façon de faire, ta signature, et je frémis à l’idée que d’autres personnes la découvrent. Tu seras alors traqué sans répit par les chasseurs du coin, accusé de barbarie par les journaux, dressé en symbole du mal par une filière ovine gangrenée de mondialisation et qui cherche ailleurs la cause de ses blessures. Ennemi public numéro un, bouc émissaire de notre société qui ne sait plus reconnaître le sauvage et qui s’est perdue en chemin…
Je décide de quitter la place pour laisser les corbeaux impatients nettoyer la scène et effacer tes traces. Puis je marche dans ta piste de retour. Ta foulée est plus courte, rien ne presse maintenant, tu es repu et tu t’enfonces dans la neige fraîche. Tu vas droit à travers la plaine, jusqu’aux bosquets que tu longes. Ton chemin monte vers les sommets, loin du monde des hommes. Pas une seule fois tu ne t’arrêtes, sauf pour déposer dans la poudreuse une crotte où je reconnais des petits poils blancs. Tu avances sans te retourner, tranquille et sûr. Dans le silence de ton passage, la colline frémit doucement. Je n’entends rien d’autre que le crissement de mes bottes, et mon souffle, de plus en plus court. Te suivre encore un peu, sans attente, sans question. Te suivre malgré la pente raide, pas après pas. Me laisser guider au fil sacré de tes empreintes.
Dans l’aube brune de ce matin d’hiver, elles ont écrit une histoire. Une histoire toute simple, qui ne fait pas peur aux enfants, et que les hommes ont depuis longtemps oubliée. Une histoire qu’il me fallait raconter à mon tour. Pour que d’autres aurores te regardent passer…
Image prise un autre jour, dans un autre lieu, pour éviter toute reconnaissance possible 😉